Muguraş Constantinescu

Universitatea Ştefan cel Mare, Suceava

Une poétique implicite et explicite de la traduction 

Mots clefs : traduction de poésie, poéticité, ambiguïté, potentialité, contrainte

 

Nous proposons une analyse de la poétique de la traduction du texte de poésie, telle qu'elle a été formulée ou illustrée par Ştefan Augustin Doinaş (1922 - 2002), un des grands traducteurs roumains de poésie française, allemande et d'autres langues. Nous accorderons une place privilégiée à la poésie française et à deux grands poètes traduits par Doinaş, Mallarmé et Valéry, dont la traduction a sollicité un long travail et a engendré une ample réflexion.

Doinaş fait partie des traducteurs qui réfléchissent sur leur faire traducteur et sur la traduction des autres, en écrivant des préfaces et postfaces à ce propos ou des chroniques de traductions surtout dans la revue Secolul XX, où il est collaborateur et, plus tard, rédacteur et directeur. Ses écrits théoriques ou critiques montrent son besoin de dialogue avec le public et son intérêt pour une culture de réflexion traductologique dont il est un acteur important.

Un moment de référence dans l’élaboration de sa poétique est la première édition et préface pour sa traduction de Mallarmé de 1972. Là Doinaş fait connaître sa vision sur la traduction poétique qui doit être traduite, surtout au cas des sonnets de Mallarmé, en respectant la forme contrainte de l'original et non pas en vers libre comme le fait Mallarmé lui-même pour les poésies de Poe, solution estimée pourtant appropriée par Bonnefoy ou Mavrodin.

D'après Doinaş, la forme de sonnet pour laquelle opte le poète français, sa syntaxe, son lexique rare et recherché font partie de la poéticité du texte et les sacrifier signifie enlever une partie de cette poéticité. L'importance du signifiant revient dans les péritextes qui accompagnent la traduction de la Jeune Parque de Valéry, parues en cinq versions roumaines en 1985 dans Secolul XX, dont l'une due a Doinaş. Cette compétition transparente des traducteurs affirme implicitement que Doinaş ne croit pas à une seule bonne traduction mais à une multitude de versions qui valorisent, chacune à sa façon, les potentialités de l'original, idée chère à Doinaş. Elle est promue aussi dans la postface de son anthologie Atlas de sunete fundamentale de 1988, qui réunit les meilleures traductions de Doinaş.

Cette postface révèle également un poéticien qui croit à la préservation de l'ambiguïté du texte à travers la traduction et combat l'idée d'une herméneutique faite par la traduction qui enlèverait la plurivalence des sens car la « traduction n'est pas une des lectures possibles de l'original, mais - en tant que fidèle reproduction du contexte verbal de l'original dans l'épaisseur de ses structures - précède et garantit toutes les lectures possibles. »

C'est aussi l'occasion pour le traducteur de dévoiler son faire traducteur à travers certains de ses tâtonnements dans la quêté d'une solution juste, son insatisfaction devant une perte due à la spécificité de la langue d'accueil ou le recours à une créativité contrainte. Une lecture critique des textes traduits par Doinaş montre une bonne harmonisation entre pratique et théorie chez ce grand traducteur doublé d'un poéticien de la traduction du texte poétique.

Muguraş Constantinescu est professeur de littérature française et de la traduction littéraire à l‘Université Ştefan cel Mare de Suceava. Elle est rédactrice en chef de la revue Atelier de Traduction, directrice du Centre de Recherches Inter Litteras, coordinatrice du master Théorie et Pratique de la Traduction ; a publié notamment les volumes Pratique de la traduction, La traduction entre pratique et théorie, Les Contes de Perrault en palimpseste (aux presses de l’Université de Suceava), Pour une lecture critique des traductions. Réflexions et pratiques (L‘Harmattan, Paris, 2013), Lire et traduire la littérature de jeunesse (Éditions Peter Lang, Bruxelles, 2013), ainsi que des ouvrages traduits de Charles Perrault, Raymond Jean, Pascal Bruckner, Gilbert Durand, Jean Burgos, Gérard Genette, Alain Montandon, Jean-Jacques Wunenburger, Jean-Jacques Courtine, Raymond Aron.